Retour

Syndicats : conditions et limites de l’action en justice dans l'intérêt de la profession

Publié le 06/12/2023

Par 2 arrêts rendus le 22 novembre 2023, la Cour de cassation est venue rappeler le cadre dans lequel un syndicat peut agir en justice pour la défense de l’intérêt collectif de la profession. Deux décisions en demi-teinte : si la Cour réaffirme le droit d’agir des syndicats au regard du principe d’égalité, elle rappelle aussi l’impossibilité pour un syndicat de demander à cette occasion la régularisation de la situation individuelle des salariés concernés. Cass.soc. 22.11.23, n°22-11238 et 22-14807

Rappel des règles relatives à l’action en justice des syndicats

Ces règles figurent à l’article L.2132-3 du Code du travail dont le contenu est bien connu des syndicats : ces derniers « ont le droit d’agir en justice » et « peuvent, devant toutes les juridictions, exercer tous les droits réservés à la partie civile concernant les faits portant un préjudice direct ou indirect à l'intérêt collectif de la profession qu'ils représentent. »

Rappel des faits

Dans la 1ere affaire, un syndicat CGT a saisi le conseil de prud’hommes pour obtenir que les augmentations générales de salaires au sein de Thalès soient opérées au regard de la qualification professionnelle et selon un coefficient identique. Le syndicat demandait également la rectification des bulletins de salaire sur 3 ans.

Dans la 2de affaire, la fédération des services CFDT a saisi le tribunal judicaire afin de faire constater que l’absence de versement d’une prime de 13ème mois à certains salariés de la société TUI constitue une inégalité de traitement avec les salariés bénéficiant de ladite prime dès lors que cette inégalité porte atteinte à l’intérêt collectif de la profession. La fédération demandait également qu’il soit mis fin à cette inégalité par le versement de la prime aux salariés concernés pour l’avenir et pour le passé.

Décisions des juges du fond     

Dans la 1ere affaire, les juges du fond ont fait droit aux demandes CGT. L’employeur se pourvoi en cassation : selon lui, l’action du syndicat tendait en réalité à défendre « exclusivement les intérêts particuliers de quelques salariés ». Il considère aussi que l’inégalité de traitement qui avait été invoquée par le syndicat à l’appui de sa demande et retenue par le juge n’est pas caractérisée.

Dans la seconde affaire, les juges du fond ont débouté la fédération des services de l’intégralité de ses demandes. Pour la cour d’appel, le syndicat n’est pas recevable à agir en justice pour obtenir l’application du principe d’égalité de traitement dès lors que cela « suppose que la situation de chaque salarié soit comparée à celle des salariés placés dans la même situation ou dans une situation équivalente ». En d’autres termes, pour la Cour d’appel, l’appréciation du respect du principe d’égalité de traitement ne peut faire l’objet d’une appréciation collective et concerne la revendication d’un droit lié à la personne qui appartiendrait au seul salarié. Elle en déduit que dans une telle situation, le syndicat ne peut agir sur le fondement de l’atteinte à l’intérêt collectif de la profession qu’il représente.  

Ces deux affaires ont fait l’objet de pourvois qui sont une nouvelle fois l’occasion pour la Cour de cassation de rappeler dans quelles conditions un syndicat peut agir en justice sur le fondement de l’article L.2132-3 du Code du travail, et de rappeler ce qu’un syndicat peut demander à cette occasion.

La possibilité d’agir sur le fondement du principe d’égalité de traitement

Au visa de l’article L.2132-3 du Code du travail, la Cour de cassation rappelle qu’un syndicat peut agir en justice pour faire reconnaître l’existence d’une irrégularité commise par l’employeur au regard :

  • de dispositions légales, réglementaires ou conventionnelles ;
  • mais aussi au regard du principe d’égalité de traitement.

En ce qui concerne la possibilité d’agir sur le fondement du principe d’égalité de traitement, cela n’est en réalité qu’un rappel. La Cour de cassation l’a déjà admis par le passé (1), mais cette réaffirmation d’un principe est la bienvenue au regard de l’arrêt de la Cour d’appel qui a décidé du contraire.

A noter que dans l’une des deux affaires, la Cour de cassation retient que le fait que seulement quelques salariés étaient concernés par la violation du principe d’égalité de traitement est sans effet sur le droit d’agir du syndicat.

La possibilité de demander à ce qu’il soit mis fin à l’irrégularité pour l’avenir, sous astreinte

La Cour de cassation rappelle qu’à l’occasion de cette action en justice, le syndicat peut à la fois :

  • demander des dommages et intérêts en réparation du préjudice causé à l’intérêt collectif de la profession,
  • et demander qu’il « soit enjoint à l’employeur de mettre fin à l’avenir à l’irrégularité constatée, le cas échéant sous astreinte».

Dans les deux affaires, une partie des demandes allaient bien dans ce sens : faire cesser l’irrégularité pour l’avenir. Dans l’affaire portée par la fédération des services, il s’agissait pour celle-ci de demander qu’il soit mis fin à l’inégalité de traitement entre les salariés bénéficiant d’une prime de 13ème mois et ceux n’en bénéficiant pas. La Cour de cassation valide cette demande dès lors qu’elle « ne tendait pas à obtenir du juge qu’il condamne l’employeur à régulariser la situation individuelle des salariés concernés ».

Sans pouvoir aller jusqu’à demander la régularisation de la situation individuelle des salariés concernés

La Cour de cassation réaffirme le virage pris il y a quelques années (2) : lorsqu’un syndicat agit en justice sur le fondement de l’article L. 2132-3 du Code du travail, « il ne peut prétendre obtenir du juge qu’il condamne l’employeur à régulariser la situation individuelle des salariés concernés, une telle action relevant de la liberté personnelle de chaque salarié de conduire la défense de ses intérêts ».

C’est pourtant ce qu’avait demandé la fédération des services qui attendait du juge qu’il ordonne à la société de régulariser la situation individuelle des salariés concernés pour l’avenir et pour le passé par le versement de la prime de 13ème.  Cette demande, qui est rendue impossible par la Cour de cassation, a pourtant tout son sens : en effet, elle apparaît selon nous comme étant la suite logique du constat par le juge de l’irrégularité commise par l’employeur, mais aussi le moyen de rendre la condamnation de l’employeur effective par une application générale de la décision du juge.

Au contraire, en ne permettant pas ce type de demande, la Cour de cassation réduit l’effectivité des décisions des juges du fond imposant aux salariés, à titre individuel, à saisir le conseil de prud’hommes pour obtenir les paiements des sommes en question. Combien de salariés, encore en poste, prendront le risque de saisir les prud’hommes, à la suite d’une action réussie d’un syndicat ?

Au regard de cela, ne faudrait-il pas réfléchir à une évolution de la loi en ce qui concerne l’action en justice du syndicat ?

 

(1) Cass.soc.12.02.13, n°11-27689 ; Cass.soc. 30.03.22, n°20-15.022.

(2) Cass.soc.14.12.16, 15-20812. Dans des arrêts précédents, la Cour de cassation admettait pourtant les demandes des syndicats tendant à la régularisation de la situation des salariés à la condition que l'objet de la demande concerne la collectivité des salariés et n'ait pas pour objet le paiement de sommes déterminées pour des salariés nommément désignés, cf par exemple Cass.soc précité.