Retour

« On attend depuis trente ans une réforme qui garantirait l’indépendance du parquet »

Publié le 04/04/2024

Après quarante-six ans d’une carrière exemplaire, François Molins a pris une retraite bien méritée en 2023. Dans son ouvrage*, le procureur, médiatisé au moment des attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan et de Nice, revient sur sa carrière au sein du parquet et évoque les évolutions de la justice. 

CFDT mag 502 une Nicolas Ridou MGuillard
Retrouvez CFDT magazine sur www.syndicalismehebdo.fr

Les Français vous ont découvert au moment des attentats. Quel est le rôle d’un procureur dans ces situations ?

  C’est avant tout un chef d’équipe. Il commence par qualifier les faits. C’est lui qui décide si c’est terroriste ou si ça ne l’est pas. Il doit ensuite lancer ou non une cellule de crise en fonction de l’ampleur de l’attentat, puis décider quels services de police saisir. En général, il y en a deux ou trois, donc il faut désigner un coordinateur.

Après cela, il faut organiser le travail du parquet sur la ou les scènes de crime. En 2015, il y avait dix scènes de crime… Il faut aussi lancer les coopérations internationales, prendre des décisions en matière de médecine légale (faut-il ou non autopsier tous les corps, quel critère prendre en compte, etc.). Il faut signaler très rapidement le nom de toutes les victimes au fonds de garantie pour qu’elles puissent être indemnisées rapidement. Et, bien entendu, il faut qu’il organise sa communication, à la fois en direction du grand public et en direction des victimes et de leurs familles. C’est un travail colossal.

Quel regard portez-vous sur les transformations de la justice au cours de votre carrière ?

  J’ai vécu une révolution. J’ai, par exemple, vu la nationalisation des greffes. On l’a oublié, mais quand je suis entré dans la magistrature, c’était une charge qui appartenait à un greffier en chef et qui la transmettait à ses enfants. Dans les années 1970, le greffe est fort heureusement devenu un service public. Autre exemple, à mes débuts, les budgets de fonctionnement dépendaient du conseil général. Le président du tribunal et le procureur devaient aller négocier chaque année ses ressources auprès d’élus. Cela paraît incroyable aujourd’hui. La justice a incontestablement gagné en indépendance.

Pour autant, la justice connaît des difficultés aujourd’hui car ses moyens n’ont pas suivi le rythme des réformes. On vit dans un pays qui subit une inflation législative monstrueuse et qui va en s’aggravant.
Plus le temps passe, plus il y a de lois, plus elles sont longues et complexes et moins bien écrites. Globalement, on souffre d’une vision trop « légicentrée ». On est trop concentré sur l’écriture des textes et on ne s’attache pas assez aux organisations et aux moyens nécessaires pour mettre en œuvre les réformes.

De quand datez-vous cette situation critique ?

  Le problème a toujours existé, mais il me semble que cela s’est accéléré depuis les années 2000. Les délais sont de plus en plus longs et provoquent un malaise chez les professionnels, lesquels questionnent le sens de leur travail. Aux prud’hommes, par exemple, cela pose des problèmes d’égalité devant la justice. Par définition, le petit salarié supporte moins bien la longueur de la procédure que le patron.

La quête d’indépendance de la justice face aux politiques est aussi un sujet sensible pour vous.

  C’est une histoire compliquée qui n’est pas terminée. Il y a un avant et un après la loi du 25 juillet 2013, portée par Madame Taubira, qui supprime les instructions individuelles. Avant, le politique avait le droit de donner des instructions dans des affaires individuelles. Je l’ai très mal vécu, comme je le raconte dans mon livre. Cela a disparu. Depuis dix ans, on est dans une forme d’indépendance qui interdit l’ingérence du politique dans les dossiers.

Toutefois, on attend depuis trente ans une réforme du parquet qui consisterait à donner au Conseil supérieur de la magistrature le pouvoir de nommer les procureurs ou, a minima, de donner un avis conforme. Aujourd’hui, il ne donne qu’un avis consultatif. Le politique peut passer outre. Il ne le fait pas depuis quinze ans, mais on ne sait jamais qui arrivera au pouvoir dans un proche avenir. Que déciderait le Rassemblement national s’il était aux manettes ? La Constitution, actuelle, lui permettrait de ne pas tenir compte de l’avis du Conseil supérieur de la magistrature en ce qui concerne les magistrats du parquet.

Au moment de prendre votre retraite, quel regard portez-vous sur l’institution ?

  Je pars avec de l’espoir et de l’inquiétude. De l’inquiétude car la justice n’a pas encore, dans l’État, la place et la considération qu’elle devrait avoir. Et cela ne passe pas que par des moyens financiers supplémentaires. Il faut la respecter à sa juste place et considérer ceux qui la rendent. Or, la justice est de plus en plus attaquée ; il y a même des personnes qui l’accusent d’être une ennemie de la démocratie. Un comble. Le signe d’espoir, je le puise dans le courage de mes collègues. Quand on voit les réformes qu’ils sont parvenus à encaisser en vingt ans, je ne sais pas si un autre service public aurait été capable d’y faire face.

*Au nom du peuple français, François Molins, Flammarion, 368 pages.

© Pascal Ito. Photo recadrée