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Dialogue social : le modèle allemand de cogestion conforme au droit l’Union européenne

Publié le 20/09/2017

Dans un arrêt rendu le 18 juillet dernier, la CJUE a jugé compatible avec le droit de l’Union européenne la loi allemande sur la cogestion qui impose aux entreprises employant plus de 2000 salariés sur le territoire allemand de nommer au sein du conseil de surveillance des représentants salariés. En effet, la Cour de justice estime qu’un tel dispositif, qui réserve le droit de vote et le droit de se porter candidat aux seuls salariés employés sur le territoire national, ne porte pas atteinte à la libre circulation des travailleurs. CJUE, 18.07.17, C-566/15.

  • Faits et procédure

La présente affaire met en cause une société anonyme allemande, «TUI AG», qui se trouve à la tête d’un groupe de tourisme «TUI» opérant à l’échelle mondiale. Le groupe emploie au sein de l’Union européenne plus de 10 000 salariés en Allemagne et 40 000 dans d’autres Etats membres.

 

La loi allemande sur la cogestion impose aux entreprises employant plus de 500 salariés la présence de deux représentants salariés au conseil de surveillance. Dans les entreprises de plus de 2 000 salariés employés sur le territoire allemand, la loi exige de nommer à parité, au sein du conseil de surveillance, des représentants d’actionnaires et des représentants de salariés. Par conséquent, les salariés de filiales qui ne sont pas situées sur le territoire allemand n’ont ni le droit de voter, ni le droit de se porter candidats aux élections des représentants de salariés au conseil de surveillance.

 

Un actionnaire allemand de TUI AG a contesté devant les juridictions allemandes la composition du conseil de surveillance de la société, plus précisément en ce qui concerne le droit de vote et le droit de se porter candidat aux élections des représentants des travailleurs au sein du conseil.

Il estime que cette loi n’est pas conforme au droit de l’Union européenne à deux égards.

- Tout d’abord, le fait de priver du droit de vote et du droit d’éligibilité pour la composition au conseil de surveillance les salariés d’une filiale du groupe située dans un Etat membre autre que l’Allemagne est contraire à l’article 18 du Traité FUE, qui interdit toute discrimination en raison de la nationalité. Il avance le fait que contrairement aux salariés employés en Allemagne, ceux qui sont employés dans un autre État membre, c’est à dire 80 % des salariés ne sont pas représentés au conseil de surveillance.

- De surcroît, le requérant avance que la perte du statut de membre de conseil de surveillance, lors d’une mutation dans un Etat membre autre que l’Allemagne, est susceptible de dissuader les salariés de faire usage de leur droit de circuler librement sur le territoire des Etats membres garanti par l’article 45 du Traité FUE.

Le tribunal régional de Berlin a rejeté en première instance le recours du requérant estimant qu’il n’y avait ni discrimination fondée sur la nationalité ni entrave à la libre circulation des travailleurs.

Saisi en appel, le tribunal régional supérieur de Berlin a jugé probable l’existence d’une violation du droit de l’Union et a décidé de poser une question préjudicielle à la CJUE pour savoir si le fait qu’un Etat membre n’accorde le droit de vote et le droit de se porter candidat aux élections des représentants des travailleurs au conseil de surveillance d’une entreprise qu’aux salariés employés sur le territoire national est conforme au droit de l’Union européenne (plus précisément aux articles 18 et 45 du Traité FUE).

  • L’absence d’atteinte à la liberté de circulation

 Pour répondre à la question qui lui est posée, la CJUE distingue deux situations.

 - La situation des salariés employés dans une filiale établie dans un Etat membre autre que l’Allemagne

La CJUE écarte dans un premier temps l’application de l’article 18 du Traité FUE consacrant le principe général de non-discrimination en raison de la nationalité au profit de la règle spéciale sur la libre circulation des travailleurs consacrée à l’article 45 du Traité FUE. Cet article prévoit en effet, en faveur des travailleurs, une règle spécifique de non-discrimination fondée sur la nationalité en matière de conditions d’emploi (1).

Dans un second temps, la CJUE constate que cette liberté ne s’applique pas à la situation des salariés en question. Pour les juges du Luxembourg, de telles règles ne sont pas applicables à des travailleurs qui n’ont jamais exercé leur liberté de circuler à l’intérieur de l’Union et qui n’envisagent pas de le faire.

- La situation des salariés employés en Allemagne qui se font muter dans une filiale du même groupe établie dans un autre Etat membre

Dans cette situation, la Cour constate que les salariés font usage de leur droit consacré à l’article 45 du Traité FUE et qu’en conséquence, il n’y a pas lieu d’analyser leur situation au regard de l’interdiction générale de discrimination fondée sur la nationalité (article 18 du Traité FUE).

Toutefois, la Cour de justice estime que la perte du droit de vote et du droit de se porter candidat aux élections des représentants de salariés au conseil de surveillance de la société mère allemande ainsi que, le cas échéant, la perte du droit d’exercer ou de continuer à exercer un mandat de représentant au conseil de surveillance ne constituent pas une entrave à la libre circulation de travailleurs (2).

La Cour nous explique que, même si les dispositions du Traité visent à faciliter la libre circulation des travailleurs en interdisant toute mesure nationale susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice de cette liberté fondamentale, le droit de l’Union «ne saurait garantir à un travailleur qu’un déplacement dans un Etat membre autre que son Etat membre d’origine est neutre en matière sociale». Elle précise plus loin qu’ «un tel déplacement, compte tenu des disparités existantes entre les régimes et les législations des Etats membres, (peut) selon le cas, être  plus ou moins avantageux pour la personne concernée sur ce plan» (3).

  • La possibilité de réserver les règles de cogestion au territoire national

Pour la Cour de justice, «en l’absence, dans la matière concernée, de mesures d’harmonisation ou de coordination au niveau de l’Union»,  les Etats membres peuvent, en principe, librement choisir de circonscrire leur droit de représentation et de défense collective des intérêts des travailleurs dans les organes de gestion ou de surveillance aux seuls travailleurs employés dans l’Etat du siège, dès lors qu’une telle délimitation repose sur un critère objectif et non-discriminatoire.

Par conséquent, la perte du statut de membre du conseil de surveillance suite à une mutation dans un autre Etat membre n’est donc que la conséquence du choix légitimement opéré par l’Allemagne de réserver l’application de ses règles nationales en matière de cogestion aux travailleurs employés par un établissement situé sur le territoire allemand (4).

  • Quelle est la portée de cette décision en France et dans l’Union européenne ?

La décision de la CJUE n’empêche toutefois pas un droit national d’élargir le droit de représentation et de défense collective des intérêts des travailleurs aux salariés de filiales implantées dans d’autres Etats membres.

En France, la représentation des salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance a été instituée dans le privé en 2013 par l’ANI de sécurisation de l’emploi (5). Même si la loi allemande est encore bien au-delà de notre dispositif, la loi Rebsamen de 2015 (6) est venue étendre le champ de la représentation dans les organes de direction en abaissant le seuil d’effectifs déclenchant l’obligation de mettre en place cette représentation. Ainsi, des représentants de salariés doivent siéger dans le conseil d’administration ou de surveillance lorsque :

- le siège social de la société mère est situé sur le territoire français et que cette société et ses filiales, directes ou indirectes, emploient au moins 1 000 salariés (et non plus 5 000) ;

- le siège social de la société mère est situé à l’étranger, et que la société et ses filiales emploient au moins 5 000 salariés dans le monde (et non plus 10 000).

Il est intéressant de noter que, contrairement à la loi allemande, la loi française offre la possibilité de désigner parmi les représentants de salariés un membre du comité d’entreprise européen ou, pour les sociétés européennes, un membre d’organe de représentation des salariés (7).

Lors des concertations sur les ordonnances Macron, la CFDT a émis des propositions pour aller vers un renforcement et une généralisation de la présence des représentants des salariés dans les conseils de surveillance ou d’administration. Il s’agissait de rattraper le retard de la France par rapport à plusieurs pays européens et, ce faisant, de rééquilibrer le pouvoir dans l’entreprise.  Malheureusement, aucune des propositions de la CFDT à ce sujet n’a été retenue.

Au niveau de l’Union européenne, la Confédération européenne des Syndicats souhaite² l’adoption d’une législation européenne pour encadrer la représentation des travailleurs dans les organes de direction.

Pour la CFDT, une telle initiative serait la bienvenue pour assurer et renforcer la représentation de l’ensemble des salariés d’un groupe européen dans ces instances de direction.



(1) Art. 45§2 TFUE.

(2) Point 39 et 41 de l’arrêt.

(3) Point 34 de l’arrêt.

(4) Point 40 de l’arrêt.

(5) Art. 13 de l’ANI de sécurisation de l’emploi du 11.01.13. Ne sont visée que les seules sociétés constituées sous la forme de sociétés anonymes.

(6) Loi n° 2015-994 du 17.08.15

(7) Art. L225-79-2 du code de commerce.

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