Salariés seniors : leur discrimination peut justifier l’exercice d’un droit d’alerte

Publié le 07/10/2020

Il est des proportions qui peuvent d’emblée apparaître comme suspectes. Ainsi, lorsque sur le site d’une entreprise où l’on délivre des « notes de potentiel », les salariés seniors se trouvent (très largement) surreprésentés parmi ceux qui se voient attribuer les plus mauvaises. Lorsque la conséquence de cette appréciation négative de leur « potentiel » est de nature à annihiler toute perspective de promotion professionnelle. Dans un tel cas de figure, les représentants du personnel sont fondés à craindre le développement de pratiques discriminatoires à raison de l’âge… Ils peuvent alors actionner le droit d’alerte dont ils disposent « en cas d’atteinte aux droits » des salariés. Cass.soc., 09.09.20, n° 18-24.861 et 18-24.971

Mauvaises notes. Alors que la société Capgemini technology services octroie régulièrement à ses salariés une « note de potentiel », voilà que 14 d’entre eux évoluant sur le site de Montpellier sont évalués plus que défavorablement. Un « D » leur est attribué ; ce qui n’est guère reluisant puisque, dans un tel système de notation, le « D » a pour conséquence de ruiner toute perspective de progression de carrière.

Mais à y regarder de plus près, un tel constat avait vraiment de quoi intriguer puisque, parmi les 14 mal notés, 13 étaient âgés de 45 ans et plus contre un seul âgé de moins de 45 ans. Ce qui faisait tout de même un rapport de 1 à 13 en défaveur des premiers !

Alors, que fallait-il en déduire ? Impressionnant coup de mou des salariés seniors ou mise en lumière d’une pratique discriminatoire ne disant pas son nom ? Ce constat du décrochage d’un groupe bien identifié de salariés a conduit deux représentants du personnel présents sur le site à craindre que ce soit la seconde option qui soit la bonne. Ils ont en conséquence décidé de déclencher leur droit d’alerte « atteinte aux droits des personnes » (1).

A l’époque des faits inhérents à cette affaire, le Comité social et économique (CSE) n’était pas encore venu remplacer délégués du personnel (DP), comités d’entreprise (CE), comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et autres délégations uniques du personnel (DUP). C’était alors les DP qui étaient encore susceptibles de déclencher le droit d’alerte « atteinte aux droits des personnes ».
Ce droit d’alerte existe toujours, rassurez-vous ! Mais ce sont désormais les membres de la délégation du personnel au CSE qui en sont titulaires (2).

  • Le cadre légal de la mise en œuvre du droit d’alerte

Dès lors qu’un DP (et aujourd’hui un membre de la délégation du personnel au CSE) « constate qu'il existe (…) une atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique et mentale ou aux libertés individuelles dans l'entreprise qui ne serait pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnée au but recherché, il en saisit immédiatement l'employeur » ; étant précisé que cette atteinte peut notamment résulter de mesure discriminatoire en matière de promotion professionnelle.

Une fois saisi, l'employeur doit alors :

- procéder sans délai à une enquête avec le DP (et aujourd’hui le membre de la délégation du personnel du CSE) ;

- prendre les dispositions nécessaires pour remédier à cette situation.

En cas de carence de l'employeur ou de divergence sur la réalité de cette atteinte, et à défaut de solution trouvée avec l'employeur, le(s) salarié(s) concerné(s) comme ici le DP (aujourd’hui le membre de la délégation du personnel au CSE) sont habilités à saisir le bureau de jugement du conseil de prud'hommes, qui doit alors statuer en urgence.

Le juge peut alors ordonner toute mesure propre à faire cesser cette atteinte et assortir sa décision d'une astreinte qui sera liquidée au profit du Trésor. 

  • Une bien laborieuse mise en œuvre du droit d’alerte

Deux des DP en fonction sur le site de Montpellier décident donc de mettre en œuvre leur droit d’alerte. Pour eux, le fait que plus de 92 % des notes de potentiel « D » soient délivrées à des salariés seniors doit clairement être vu comme un élément de fait qui laisse à supposer une discrimination à la promotion professionnelle à raison de l’âge. On voit d’ailleurs mal comment il aurait pu en aller autrement…

Par la suite, une enquête aurait dû être conjointement menée par l’employeur et les représentants du personnel l’ayant saisi. Mais en lieu et place, l’employeur se contentera d’unilatéralement interviewer tous les salariés mal notés âgés de 45 ans et plus pour en déduire in fine qu’il n’y avait pas discrimination. A ce stade pourtant, aucun travail susceptible d’éclairer sur l’objectivité des décisions prises par l’employeur n’avait été mené…

Placés dans l’incapacité de pouvoir tirer au clair ce probable cas de discrimination à raison de l’âge (et donc également placés dans l’incapacité  de pouvoir le faire cesser), les deux DP réclamèrent de l’employeur un document à même d’établir objectivement l’existence (ou non) d’une telle discrimination ; à savoir un tableau Excel faisant apparaître un certain nombre d’informations : « nom, prénom, sexe, date de naissance, date d'entrée dans l'entreprise, grade avant 2014, grade après 2014, position SYNTIEC avant 2014, position SYNTEC après 2014, performance restituée en 2015 ; note de potentiel restituée en 2015 ; Note(s) de(s) EPP de l'année 2014, pourcentage du salaire obtenu cette année hors rattrapage NAO et égalité professionnelle, contestation de la note faite par le salarié (valorisée par oui ou non), proposition de rétrogradation (valorisée par oui ou non) »

Demande légitime s’il en est - qui se traduira pourtant par une fin de non-recevoir de l’employeur au motif que près de 200 salariés avaient été évalués sur le site de Montpellier et que 40 % de l’effectif qui y était affecté étaient âgés de 45 ans et plus, contre seulement 24 % au niveau national (vous le voyez donc bien que nous ne sommes donc pas discriminants…  Fermez le ban !)

Ne restait plus alors aux deux DP qu’à poursuivre leur droit d’alerte en demandant au conseil de prud’hommes d’ordonner en urgence à l’employeur de délivrer le fameux tableau Excel.

  • Un aménagement de la charge de preuve mis à mal par les juges du fond

Nous nous situions bien ici sur le terrain de la discrimination. Et, comme nous le savons tous, les règles de preuve applicables en la matière connaissent - au civil tout du moins - d’un aménagement. Ici, la charge de la preuve ne pèse en effet pas sur celui qui saisit la justice, à qui il n’est demandé que de « présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination (…) », sachant que c’est ensuite à l’employeur qu’il revient, au vu de ces éléments, de « prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination »(3).

Les deux DP sont donc venus à la justice avec sous le bras leurs « éléments de faits laissant supposer l’existence d’une discrimination », à savoir la proportion ultra majoritaire de noté « D » chez les salariés seniors. Demande qui sera étonnamment balayée par des juges du fond selon lesquels ce constat (pourtant assez édifiant) ne suffisait pas… avant de conclure qu’il y avait lieu de considérer qu’en l’espèce, il n’y avait pas d’élément de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination ! (Circulez, il n’y a rien à voir…)

  • Et la Cour de cassation qui (fort heureusement) remet les pendules à l’heure !

Autant dire que laisser passer un tel positionnement des juges de fond n’aurait pu conduire qu’à fragiliser l’architecture d’aménagement de la charge de la preuve instituée par le législateur. Car disons-le, admettre que les juges puissent considérer qu’un élément de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination n’en est pas un, même lorsqu’il met en exergue des chiffres à ce point déséquilibrés n’aurait pu que conduire à réhabiliter le droit commun de la preuve dans le champ des discriminations !

Exit alors l’aménagement légal ? 

 

Quel signal cela aurait-il envoyé à celles et ceux qui, au quotidien, luttent contre les discriminations de toute sorte ?  

La cour de cassation est fort heureusement venue sanctionner les errements des juges du fond en cassant l’arrêt qui avait rejeté la (simple) demande de délivrance d’un document Excel au motif que la cour d’appel avait bel et bien « constaté que 13 salariés de plus de 45 ans (…) s'étaient vu attribuer la note de potentiel « D », contre un seul salarié de l'entreprise de moins de 45 ans ayant eu cette notation » et qu’elle n’avait en conséquence « pas tiré les conséquences légales de ses constatations » ; ce « dont il résultait l'existence d'éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination à raison de l'âge et justifiant l'exercice du droit d'alerte (…) ».

Mais au final, que d’efforts, quel parcours du combattant, pour que les représentants du personnel puissent simplement faire jouer leur droit d’alerte et puissent seulement vérifier que des pratiques discriminatoires à raison de l’âge ne s’étaient pas développées entre les murs de leur site de travail…

  

 

(1) Art. L.2313-2 ancien C.trav.

(2) Art. L.2312-59 C.trav.

(3) Art. L.1134-1 C.trav.

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