Laïcité et monde du travail - “La question identitaire se pose de plus en plus”

Publié le 04/03/2021

À la suite de l’assassinat  du professeur d’histoire-géo Samuel Paty, la question  de la laïcité est revenue  en force dans le débat public. Le projet de loi sur  le séparatisme, renommé loi « confortant le respect des principes de la République », est actuellement discuté  à l’Assemblée. Qu’en est-il  de la laïcité dans le monde du travail ? Réponse avec Denis Maillard, philosophe  et conseil en entreprise.

Comment voyez-vous la question du fait religieux évoluer en entreprise ?

Mag470jpg Cet enetretien a été publié
dans le n° 470 de CFDT Magazine

Dans mes discussions avec les DRH, j’ai vu le sujet du fait religieux émerger en 2012-2013 et devenir massif en 2015, l’année des attentats. Le phénomène s’est ensuite stabilisé. Les grandes entreprises l’appréhendent beaucoup mieux. Soit elles s’appuient sur l’article 2 de la loi Travail, qui donne la possibilité d’inscrire le principe de neutralité dans les règlements intérieurs, soit elles organisent les choses en précisant ce qui est admis, acceptable, permis ou pas. Le guide publié en 2016 par le ministère du Travail – d’ailleurs très bien fait – les a aidées dans leur réflexion.

Cela a-t-il permis de dépassionner le débat ?

C’est selon. Le fait religieux reste présent. Selon le dernier baromètre de l’Observatoire du fait religieux en entreprise, réalisé chaque année, les trois quarts des personnes interrogées constatent la manifestation du fait religieux au travail, sans toutefois que cela ne pose problème dans la grande majorité des cas. En revanche, le nombre de situations conflictuelles, même s’il reste faible, ne cesse d’augmenter. Et, à chaque fois, les conflits portent sur des questions très identitaires : « Je ne veux pas travailler sous les ordres d’une femme », « je refuse telle ou telle tâche car c’est contraire aux principes de ma religion ». Le fait religieux au travail, c’est aujourd’hui essentiellement un fait musulman ; c’est avec cette réalité que l’entreprise se débat, comme toute la société française, d’ailleurs.

Quelles sont les remontées des DRH aujourd’hui ?

Le sujet de la relation avec les clients les préoccupe. Elles ne savent pas toujours comment agir car il y a un fort risque d’image. Etam [enseigne de vente de lingerie féminine], par exemple, a été attaquée sur les réseaux sociaux il y a un peu plus d’un an. Une jeune femme voilée avait voulu déposer son CV dans une boutique du sud de la France. Elle a posté une vidéo où elle accuse l’entreprise de discrimination : « On m’a dit que les femmes voilées n’étaient pas acceptées. »

Dans les discussions que j’ai eues ensuite avec Etam, il m’est apparu que l’enseigne était un peu désarmée par ce qui venait de se produire. Certes, il était précisé dans le règlement intérieur que les candidates, le plus souvent des femmes, devaient afficher une neutralité de leurs opinions religieuses, philosophiques, politiques… mais l’entreprise mettait surtout en avant sa volonté d’être non discriminante et inclusive. Cet incident montre que la question identitaire se pose de plus en plus à l’entreprise. Les directions des ressources humaines acceptent d’en parler en off, mais quand on leur propose d’affronter les problèmes elles sont assez frileuses. Elles se disent que, pour l’instant, ça tient, qu’elles verront quand le problème sera insurmontable.

 

Se sentent-elles démunies ?

Oui, elles pensent qu’il n’y a que des coups à prendre ! Et, surtout, les entreprises aiment affronter les problèmes qu’elles savent résoudre, et là, elles ne savent pas faire. Récemment, en région parisienne, des conducteurs de bus refusaient de prendre leur service car ils étaient gênés par les affiches du film Borat [qui ornaient les véhicules].

L’acteur portait une bague sur laquelle était inscrit le nom d’Allah. La RATP n’a pas retiré les affiches mais une autre compagnie a cédé pour calmer le jeu. On n’est pas là dans l’expression de convictions religieuses mais dans les passions de la société civile. Les questions religieuses sont passées aujourd’hui dans la sphère civile. Et cette sphère civile, personne ne la gouverne. Il n’existe pas d’autorité morale traditionnelle, religieuse ou politique qui nous dise à tous comment nous comporter. Mais nous avons les principes républicains.

Nous n’avons pas d’autre solution, quand les passions sont dangereuses, que de faire avancer le domaine de la neutralité là où c’est possible. La loi « confortant les principes républicains », en prévoyant d’étendre l’obligation de neutralité religieuse aux entreprises délégataires de service public, va dans ce sens. Les associations d’éducation populaire, les transports publics, etc., sont concernés. Ces entreprises auront au moins le cadre intellectuel et juridique pour affronter ce problème.

 

Ne risque-t-on pas d’éloigner du marché du travail des femmes qui, par exemple, tout en portant le voile, veulent s’intégrer professionnellement ?

Il y a une contradiction dans le fait de vouloir s’intégrer sans rien abandonner de soi. Après, c’est à l’employeur de décider ce qu’il accepte. Les enseignes H&M et Ikea font partie des entreprises connues pour avoir une politique RH très ouverte. Mais, de façon générale, on ne peut pas vouloir l’intégration dans le travail, ce qui suppose d’en adopter les règles, et ne rien abandonner de soi.

Un DRH de start-up me disait avoir le même problème avec un salarié vegan qui refusait de travailler pour un client de l’agroalimentaire car cela ne correspondait pas à ses valeurs personnelles, à ses croyances. Cette question pourrait d’ailleurs se poser à l’avenir, entre autres avec le développement des entreprises à mission. Des revendications identitaires pourraient faire leur apparition dans les raisons d’être de ces entreprises… Plus largement, cela pose la question du monde commun du travail que nous voulons.

 

mneltchaninoff@cfdt.fr pour CFDT Magazine