“On a deux visions mémorielles, deux rapports au monde”

Publié le 30/04/2021

Historien spécialiste de l’Algérie, Benjamin Stora vient de remettre un rapport au président de la République sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, dans lequel il propose des pistes et des outils pour réconcilier les Français avec leur histoire et favoriser un rapprochement entre nos pays. Un document précieux qui soulève des débats des deux côtés de la Méditerranée.

Pourquoi reparler aujourd’hui de la guerre d’Algérie ?

C’est vrai que jusqu’aux années 90, on vivait plutôt sur le registre de l’oubli. Mais, depuis une vingtaine d’années, on assiste à un retour de tout ce qui tourne autour de la colonisation et de la guerre d’Algérie. On le doit notamment aux mouvements qui, dans les années 2000, ont essayé de comprendre l’origine du racisme, qui ont lié la question du racisme à la question coloniale et lié la question coloniale à l’histoire de la guerre d’Algérie.

Au début, ce retour s’est fait par les groupes eux-mêmes. Les harkis, les pieds-noirs, les appelés du contingent – 1,5 million est parti en Algérie – demandaient que l’on parle davantage d’eux, de leurs souffrances. À la fin de leur vie, ils voulaient que leur voix soit entendue, écoutée. Et puis, bien sûr, le groupe le plus nombreux, le plus actif aujourd’hui, celui des enfants et petits-enfants de l’immigration algérienne en France. La mémoire est donc revenue par tous ces groupes, souvent de manière désordonnée, voire conflictuelle.

 

Un sujet aussi éminemment politique ?

À l’image de la société, l’État français s’est aussi emparé du sujet. Jacques Chirac a essayé de faire un traité d’amitié avec l’Algérie en 2003, qui a échoué. François Hollande a prononcé un discours à Alger en décembre 2012, qui caractérisait le système colonial de « très brutal ». Et, dans la dernière campagne présidentielle, Emmanuel Macron a parlé de la colonisation comme d’un crime.

Ce rapport [lire ci-dessous] est une étape supplémentaire, qui propose des pistes concrètes, des outils pour avancer. J’ai essayé d’identifier des personnages, des objets, des lieux, des situations sur lesquels on pourrait s’appuyer plutôt que faire des discours généraux. C’est une sorte d’exercice de travaux pratiques plutôt qu’un manuel de dénonciation idéologique.

 

Pourquoi est-ce toujours aussi compliqué ?

Dans ce rapport, il y a deux problématiques très difficiles à associer. La question de la réconciliation entre Français sur cette histoire et notre relation avec l’Algérie d’aujourd’hui. Les mémoires entre nos deux pays ne peuvent être séparées complètement, même si le rapport à cette histoire coloniale n’est pas du tout le même.

En Algérie, il n’y a pas beaucoup d’effets positifs constatés dans la colonisation. Pour les Algériens, c’est un traumatisme, une dépossession identitaire et foncière. Du côté français, on ne s’en rend pas bien compte. On pense quand même qu’on a apporté la civilisation, les Lumières, l’école, etc. On a deux visions mémorielles, deux rapports au monde. La question est de faire se comprendre l’un l’autre, de dresser des passerelles et des ponts.

 

Comment ce travail a-t-il été reçu en Algérie ?

C’est très difficile de répondre car ce n’est pas à moi de me substituer au travail des historiens algériens. Cela dit, on peut noter que ce rapport provoque aussi des débats sur l’ouverture des archives, sur le type d’histoire qu’ils souhaitent écrire [depuis cet entretien, des historiens algériens ont signé une pétition afin d’obtenir de l’État une plus grande ouverture des archives]. Ce rapport est une main tendue. Il n’est d’ailleurs pas rejeté par les autorités officielles. C’est nouveau et important. De plus, les aspirations de la jeunesse algérienne peuvent aussi faire évoluer la situation.

 

Vous préconisez, entre autres, la création d’une commission « Mémoire et vérité », chargée d’impulser des initiatives communes en France et en Algérie. Pensez-vous qu’il y aura des suites ?

Je l’espère. La reconnaissance officielle par Emmanuel Macron de l’assassinat du nationaliste Ali Boumendjel par l’armée française est un premier geste d’ouverture encourageant. Nous verrons la suite. Cela prendra nécessairement du temps.

 

Propos recueillis par jeromecitron@cfdt.fr

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France-Algérie

STORA France-Algerie-les-passions-douloureuses-couvDe ce rapport, Benjamin Stora a fait un livre accessible aux non-initiés. De manière concise et très pédagogique, l’universitaire revient sur les questions que soulèvent la colonisation et la guerre d’Algérie. Un moment central de l’histoire de la France contemporaine qui a fait tomber la IVe République et explique une partie de l’histoire politique de la Ve République.