Pierre Rosanvallon : “Il va y avoir un appel à un État plus solidaire” abonné

Professeur au Collège de France, Pierre Rosanvallon analyse notre « sidération » face à une crise qui intervient, à un moment où notre société avait oublié sa fragilité. Ce fidèle compagnon de route de la CFDT y voit une épreuve qui peut renforcer les solidarités et appelle à s’y préparer. Entretien. 

Par Jérôme Citron— Publié le 25/04/2020 à 07h22 et mis à jour le 02/06/2022 à 09h58

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© Bénédicte Roscot

Comment qualifier cette crise sanitaire mondiale ? Un moment inédit de notre histoire ?

Depuis la grippe espagnole de 1918, l’humanité n’avait pas connu de pandémie de cette ampleur, mais si on se retourne vers l’histoire des sociétés, n’oublions pas qu’il y a eu des périodes comme la période de la Grande Peste, pendant laquelle près de la moitié des humains a pu disparaître. Rappelons-nous aussi les dizaines de milliers de morts qu’il y a eus en France dans les deux grands épisodes de choléra de 1832 et de 1849. N’oublions pas non plus à quel point les maladies transmissibles comme la tuberculose ont ravagé nos sociétés. On assiste aujourd’hui à un choc induit par des sociétés qui pensaient avoir dépassé

la fragilité humaine. Il y a un effet de sidération lié à cette mémoire courte sur l’histoire des pandémies mais aussi sur les malheurs que les sociétés ont traversés. Si en France on prédit des dizaines de milliers de morts liés à cette pandémie, il y en a eu des millions liés aux conflits armés. Notre sidération est liée à notre situation de confort dans laquelle la fragilité avait disparu de nos mémoires, de nos réflexes, de notre vision du monde. C’est un rappel à l’ordre, un rappel à la modestie. Cette épreuve doit nous inciter à porter une attention à la société à laquelle nous devons apporter de nouvelles réponses.

Ce recul historique permet-il de tirer des leçons ?

À l’évidence. La période des épidémies de choléra de 1832 et 1849, par exemple, a eu comme conséquence de changer complètement les rapports de l’État et de la société. Après l’épidémie de 1832, on a mis en place des comités d’hygiène et de salubrité publique dans tous les départements. Dès lors, on a considéré que l’État ne devait pas uniquement s’occuper
de police, d’armée, de douanes et d’ordre intérieur, mais qu’il devait aussi être le gardien de la vie et des populations. Martin Nadaud, un grand socialiste et républicain de la fin du xixe siècle, disait : « Ce n’est pas par un souci doctrinal mais face à l’ampleur des problèmes posés par le choléra que l’État a mis la pioche dans les quartiers pauvres. »

Ces épidémies ont donné naissance à ce que j’ai appelé l’État hygiéniste, dans lequel l’objet de l’État devient le soin et le souci de la population prise globalement. Cela signifie un État beaucoup plus actif. Un État hygiéniste, on le voit actuellement, c’est un État qui ne s’occupe pas uniquement des problèmes immédiats de médecine et de santé. Il s’occupe de toutes les questions de la vie sociale.

Les pandémies ont été un moment de redéfinition de l’État et de la société, de même que les guerres ont été de grands moments de redéfinition des sociétés, de leur rapport à la solidarité. L’impôt sur le revenu, qui était considéré comme un impôt communiste au début du xxe siècle, s’est imposé comme une évidence après la Première Guerre mondiale.
Et pendant la Seconde Guerre mondiale, il y a eu le sentiment que l’épreuve commune vécue ensemble obligeait à une plus grande solidarité. Il y avait un grand conservateur américain qui employait cette expression extraordinaire : « Maintenant, ce sont aussi les dollars qui doivent mourir pour la patrie. »

La solidarité peut donc sortir renforcée de cette épreuve ?

Je le pense. Il va y avoir un appel à un État plus solidaire. Qui ne pense pas aujourd’hui que va s’imposer comme une évidence un grand impôt de solidarité à la fin de cet épisode, afin de régler la facture, qui va être considérable. Cela doit passer par un effort de solidarité nationale qui doit aller beaucoup plus loin que l’impôt sur la fortune, supprimé au début du quinquennat d’Emmanuel Macron. Au début avril [date de cet entretien], on peut considérer que nous sommes encore dans une forme de parenthèse, mais cette épreuve va être l’occasion de grands bouleversements dans l’organisation des sociétés. On va prendre conscience qu’il y a eu une nécessité de solidarité, qu’il y a eu un partage, une communauté de fragilité. Cette crise montre que ce n’est pas l’individualisme qui permet de régler les problèmes, mais les règles collectives. Ces dernières doivent être au service et au profit de tous.

La fragilité que nous ressentons implique une vision de la communauté humaine plus forte. Cette crise sanitaire peut être un électrochoc qui, je l’espère, mette loin derrière nous un ensemble de réticences à la solidarité. Ces moments d’épreuve sont des moments démocratiques où l’on se sent tous citoyens. L’épidémie est une égalisation radicale des situations car elle est une menace qui pèse également sur chacun. Même si quelques milliardaires voulaient vivre sur des « îles-bunkers », cette pandémie montre que le séparatisme social n’est pas une option, la sécession des riches n’est…

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